L’ŒIL SOLDAT – DÉSARMER LES MOTS

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texte: Chantal Guy, lapresse.ca – édition du 17 mars 2019 – section ARTS ET ÊTRE, écran 7

Avec L’œil soldat, Larry Tremblay croit être arrivé à la fin d’un cycle où il s’interroge sur la violence du monde. Dans ce récit poétique en deux parties, un jeune homme, après avoir passé un pacte avec le diable, se retrouve coincé dans « l’œil soldat », ce qui le dégoûte à jamais de la guerre, ainsi que des mots qui la font naître. Nous avons joint Larry Tremblay en France, où il écrit actuellement un livret à partir de son célèbre roman L’orangeraie, qui deviendra un opéra – une création de la compagnie Chants Libres que nous pourrons découvrir en 2020.

Racontez-nous la genèse de ce récit poétique, dont la deuxième partie a inspiré votre pièce Cantate de guerre.

C’est une genèse complexe. J’ai commencé par écrire Histoire de l’œil gauche, qui est celle d’un jeune homme qui fait un pacte avec le diable, et ça finit plutôt mal parce qu’il se retrouve emprisonné dans ce que j’appelle l’œil soldat. La suite, Histoire de l’œil droit, est plus sur le thème guerrier et m’a inspiré Cantate de guerre. Dans la pièce, j’imaginais un soldat qui enseigne la haine à son fils pour qu’il soit justement un meilleur soldat, plus cruel. En fait, tout ça vient d’un grand amour que j’ai pour La prose du Transsibérien de Blaise Cendrars. C’est un livre écrit en 1913, et qui m’éblouit. Un jeune homme de 16 ans voyage en train, et le rythme du récit suit celui d’un chemin de fer. Je me suis inspiré de cette rythmique. Cendrars parlait des noms de gares, je parle des villes martyres (Grozny, Sarajevo, Bagdad, Alep, etc.).

Qu’est-ce que la poésie vous apporte comparativement à l’écriture romanesque ou théâtrale ?

La poésie, j’en fais tout le temps, mais j’en publie très peu. C’est pourquoi cela a pris des années avant que je décide de faire un livre de L’œil soldat. Parce que pour moi, la poésie, c’est mon laboratoire. C’est là où je lave mes mots, où j’interroge la langue, puisque c’est mon matériau premier. Ça m’aide beaucoup à écrire par la suite mes pièces et mes romans. J’ai voulu interroger les mots de la haine et de la violence, parce que je trouve que les mots ont une force incroyable, autant négative que positive.

Avec L’œil soldat, nous revenons sur l’un des thèmes de votre œuvre : la guerre. Pourquoi ce thème vous intéresse-t-il ?

J’ai l’impression qu’avec L’œil soldat, je vais fermer un cycle qui comprend L’orangeraieet Cantate de guerre. La question qui m’a guidé pendant les dernières années, c’est pourquoi on n’arrive pas à trouver une solution pour les guerres ethniques, ces guerres fratricides. C’est vraiment désolant. Ma réflexion est liée à l’éducation, car ce dont je m’aperçois, c’est qu’on enseigne très rapidement la haine aux enfants, et c’est ce qui fait que le cercle se perpétue et qu’on n’arrive plus à s’en sortir. Je me souviens aussi qu’à l’époque, ce qui avait déclenché tout ça est un livre d’Anna Politkovskaïa sur la guerre en Tchétchénie, une journaliste qui a été assassinée.

Dans Histoire de l’œil gauche, on peut lire : « On me donne le choix entre le mal et le bien. Cela me paraît peu. Y a-t-il autre chose ? » Cela semble un questionnement fondamental chez vous.

Ça traverse toutes mes pièces. Cela vient aussi de mes lectures philosophiques quand j’étais adolescent. Surtout les textes de Sartre. La question de la liberté. On est libre, enfin, on espère l’être, de définir le bien et le mal, mais tout ça, c’est contextuel, ça bouge. Il y a des idéologies religieuses qui nous disent « ça c’est le bien, ça c’est le mal », mais on voit bien que ce n’est pas suffisant. On ne peut pas s’enfermer dans des dogmes quand le monde bouge tout le temps, il faut sans cesse se re-questionner. On peut très bien faire le bien et arriver au mal, et faire le mal, mais arriver au bien. Chaque jour, on doit se repositionner, rester très vivant, et garder l’œil ouvert. Les deux, même.

L’œil gauche, c’est l’enfance, la jeunesse. Est-ce que l’œil droit, c’est la lucidité sur l’horreur ?

Je crois que oui, on peut le voir comme ça. Pour l’œil gauche, je me suis mis dans une espèce d’entreprise biographique, pas autobiographique, mais dans le sens où j’installe dès le départ un « Je ». Qui va vers le mal, vers le diable, parce qu’il s’ennuie dans son corps et qu’il a besoin de vivre différentes expériences, comme changer de corps. J’ai moi-même voulu être acteur pour ça. Mais je n’ai jamais fait de pacte avec le diable… Je trouve fascinante l’image du diable, parce que c’est une façon imagée de poser la question du mal, ce que plein d’écrivains ont fait. Des peintres, aussi. Je suis un fanatique de l’œuvre de Francis Bacon, mon dernier livre de poésie portait sur lui [158 fragments d’un Francis Bacon explosé, en 2012]. Dans la deuxième partie du livre, c’est vraiment la lucidité sur le mal, puisque jeune adulte, le narrateur reste coincé dans l’œil soldat. Mais j’ai installé une lueur d’espoir, puisque le personnage propose de se défaire de cette haine.

Vous critiquez les croyances, la foi envers des dieux qu’on réduit ou qui servent la violence.

En fait, c’est une charge contre les idéologies religieuses qui vont provoquer, aider et augmenter cette problématique. Je suis rendu à 65 ans, et je trouve que la religion est plus problématique qu’autre chose. Je préfère la spiritualité à la religion. Je trouve que la religion est toujours basée sur des dogmes, des endoctrinements, il y a toujours du rejet si tu ne crois pas ce que je crois. S’il y a dieu, il y a diable, parce que pour moi, c’est la même chose.

C’est aussi un questionnement sur la puissance ET l’impuissance des mots, quand vous écrivez qu’il faut remplacer ceux qui ont failli, les mots « malades », pour « tuer le désir de tuer ».

C’est un passage très important pour moi. Je crois qu’on a tous besoin de rincer les mots, de les nettoyer, parce qu’on est souvent enfermés dans des slogans, dans le politiquement correct aussi de l’autre côté. On doit faire un effort. Je mets l’accent sur la transmission, sur le sens des mots qu’on dit aux enfants, car si on n’en prend pas conscience, on va continuer à transmettre des choses qui vont aboutir au mal, à la haine, à la violence, aux conflits. Un cerveau d’enfant, c’est frais, c’est beau, c’est pur, sauf que ça attrape tellement vite les choses… Je fais de la poésie pour rester vigilant.

Larry Tremblay participera à une causerie à la librairie Gallimard le 18 avril à 17 h 30.

L’œil soldat

Larry Tremblay