Pour Larry Tremblay, ce n’est pas l’ensemble du corps qui écrit un roman. À chaque texte sa partie du corps privilégiée. « Il y a des textes que j’ai écrits plus avec mes épaules, d’autres plus avec mes doigts, mes yeux, le sexe », se souvient l’homme de théâtre et auteur, qui a développé une approche du jeu et de l’écriture qu’il appelle l’anatomie ludique. « Les focus corporels vont bouger et vont me permettre de faire apparaître une écriture différente ». L’orangeraie (Alto, 2013), son bouleversant roman mettant en lumière la folie du fanatisme ? « J’ai travaillé avec le focus cœur. »
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Quant à Tableau final de l’amour ? Il émane essentiellement du bas-ventre. Très librement inspiré de la vie de Francis Bacon (1909-1992), ce huitième roman de Larry Tremblay raconte la relation orageuse entre le peintre d’origine dublinoise et son amant George Dyer, qui se suicide à Paris en octobre 1971, à l’aube de la prestigieuse rétrospective qui était consacrée à l’artiste au Grand Palais. Plusieurs tableaux de Bacon immortaliseront la figure triturée d’un Dyer convulsif, magnifique petit escroc, toxicomane, avec qui il partagea huit années de violence, d’excès, de jalousieet d’extase.
Larry Tremblay publiait en 2012 le recueil de poésie 158 fragments d’un Francis Bacon explosé (Éditions du Noroît), sa première incursion dans cette œuvre où l’horreur et la beauté sont les miroitants revers d’une même médaille. Il avait déjà demandé en 1997 au scénographe du Génie de la rue Drolet (sa pièce qu’il mettait alors en scène à La Licorne) de s’inspirer de Triptyque Mai-Juin 1973 de Bacon, œuvre de culpabilité et d’autopunition, reconstituant les dernières heures de George Dyer, en position fœtale sur la cuvette des toilettes ou se vidant l’estomac dans le lavabo.
« Puis un jour, au petit matin, en Inde, [où il a séjourné plus d’une quinzaine de fois depuis 1975], j’ai ouvert mon ordinateur et je me suis mis à écrire, sans préméditation. J’étais Francis qui parle à George Dyer. J’ai écrit dans une espèce d’euphorie, d’illumination, une quinzaine de pages. »
Comment expliquer cette irruption ? « Ce dont je me suis aperçu, c’est que les tableaux de Francis Bacon se sont déposés en moi au fil des ans, comme un pétrole. C’est cette matière-là, très sexuelle, qui s’était déposée dans le bas-ventre et qui écrivait en moi. » Le travail de Francis Bacon et celui de Larry Tremblay partagent une même obsession pour la solitude de la chair (« Nous sommes de la viande »,disait le peintre) ainsi qu’une fascination pour les états limites dans lesquels une foi en quelque chose de plus grand que soi — Dieu ou l’art — peut plonger l’humain.
« Francis Bacon réussit à condenser en des images tellement fortes toutes nos contradictions, tous nos paradoxes. Son œuvre parle de la cruauté humaine, et en même temps d’une sorte de transcendance, mais elle le fait sans l’appareil du langage. Il a tout inscrit dans la peau. Il y a une espèce de réduction, de minimalisme incroyable, très dense, qui fait qu’on reçoit le choc de l’humanité en quelques secondes. C’est ce choc qui m’émeut, me bouleverse, me provoque, quand je suis devant une de ses toiles. » Et c’est ce choc qu’il a tenté de reproduire, en glissant dans la viande de Bacon.
Il y a beaucoup plus de mon Francis inventé que de moi dans ce livre, mais il y a quand même des réflexions que je partage— Larry Tremblay
L’art qui provoque
« J’étais convaincu que l’art, n’appartenant pas au domaine de l’éthique, se nourrissait autant d’or que d’ordures », écrit Larry Tremblay, en empruntant la voix de Francis Bacon, qui aura mené une vie d’excès (d’alcool, notamment) et de descente volontaire vers des abysses de détresse. Tableau final de l’amour déborde ainsi de scènes de sexe aussi grisant qu’avilissant et de sadomasochisme. Francis Bacon a lui-même souvent relaté en entrevue avoir été fouetté, à la demande de son père, par son palefrenier et ses garçons d’écurie, puis avoir séduit ce même palefrenier afin de se venger du paternel — sa première expérience sexuelle. Un épisode dont Larry Tremblay s’inspire, bien que ce livre en apparence biographique ne le soit au final pas tellement et contienne beaucoup plus d’inventions que de faits.
« Mon désir de peindre est venu avec la prostitution. Ces deux activités, l’artistique et l’érotique, ont formé une seule bouche tordue par le manque d’air. Me convaincre que je n’étais que de la viande m’a soulagé. Me vendre m’a libéré de mon enfance », écrit Tremblay au sujet de l’expérience réelle de prostitué de Bacon, un des nombreux passages troublants de ce roman.
« Il y a beaucoup plus de mon Francis inventé que de moi dans ce livre, mais il y a quand même des réflexions que je partage. » Notamment sur la nature à la fois aurifère et ordurière de l’art. Tous ses textes contiennent un centre noir, dit Larry Tremblay. Un centre noir recelant plus de questions que de réponses prémâchées. « Chacun doit faire un effort pour aller vers ce centre et y découvrir des choses. »
« Je pense que l’art ne peut pas être trop gentil, poursuit l’écrivain de 67 ans au bout du fil. À l’adolescence, j’ai été un grand gidien, et Gide disait que “C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature.” J’aime bien l’art qui provoque, qui dérange, qui nous sort de nos clichés, qui fait en sorte qu’on pense réellement. On pense très peu dans une journée, ou même dans une vie, et penser est un acte parfois très cruel, très douloureux. L’art nous fait penser. Il ne faut pas oublier la dimension ludique de l’art, mais il n’y a pas que ça. »
Est-il impératif de souffrir autant pour créer des œuvres marquantes, comme le croit ce Francis Bacon, qui s’enfonce dans la perversité, dans l’espoir de toucher à « la chose espérée, celle qui obsédait le peintre en moi », et qui adhérait à « cette idée suspecte, réconfortante, sûrement mensongère, que la lumière jaillit des ténèbres » ? De mythiques photos de son atelier témoignent d’un indescriptible fouillis, qui donnerait des cauchemars à Marie Kondō.
« Ça, ce n’est pas ma position personnelle, précise Larry Tremblay. On a tous en nous des états extrêmes, mais pour créer, on n’a pas besoin de ça. » Il pratique depuis plusieurs années le kathakali, une forme de théâtre dansé, née au sud de l’Inde. « Ça m’a permis de voir à quel point une pratique corporelle peut aider à gérer l’angoisse existentielle. Je suis plutôt du côté de la médiation, je cherche le centre en moi, le calme. Aussi étonnant que ça puisse paraître, je suis davantage du côté de l’enfant, qui crée spontanément, et dont l’imaginaire transforme tout. »